Quelle dose d’épinéphrine contenue dans un anesthésique local peut-on administrer à un patient atteint d’une cardiopathie?

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Contexte

L'épinéphrine a de multiples applications dans la prestation des soins de santé et elle est notamment fréquemment administrée comme traitement salvateur en cas de choc anaphylactique et d'arrêt cardiaque. Le mot épinéphrine, du grec «epi» (sur) et «nephros» (rein), fait référence au siège anatomique (les glandes surrénales) où cette substance est produite. Cependant, la limite de dose d'épinéphrine qui peut être administrée, en particulier à des patients atteints d'une affection cardiovasculaire sous-jacente, suscite toujours la confusion.

L'épinéphrine a été ajoutée pour la première fois à un anesthésique local de type ester, la procaïne, il y a plus de 100 ans. Tout comme la procaïne dont l'usage a cessé depuis, tous les anesthésiques dentaires locaux actuellement utilisés en Amérique du Nord causent une certaine vasodilatation. Or cet effet vasodilatateur pose plusieurs problèmes pour le clinicien : saignement au point d'injection et absorption rapide de l'anesthésique dans la circulation sanguine, ce qui réduit la durée d'action du médicament et provoque une hausse potentiellement dangereuse des taux plasmatiques. Pour contrer ces effets négatifs, un vasoconstricteur est ajouté à la plupart des anesthésiques locaux, le plus répandu étant l'épinéphrine.

Les effets de l'épinéphrine

L'épinéphrine a de nombreux effets physiologiques, étant entre autres responsable de la réaction de «lutte ou de fuite» observée chez tous les animaux, y compris les humains. Cette réaction varie en partie en fonction du nombre et du type prédominant de récepteurs adrénergiques présents dans l'organe cible, ainsi que de la réaction physiologique réflexe qui cherche à réduire au minimum les effets de la stimulation sympathique.

Il est important d'évaluer les effets qu'a l'épinéphrine utilisée comme complément à l'anesthésique sur la fréquence cardiaque, le volume d'éjection systolique, le débit cardiaque, le rythme cardiaque, les besoins en oxygène du myocarde et la résistance vasculaire périphérique. Les effets de l'épinéphrine sur la tension artérielle dépendent de la dose et de la voie d'administration. Ainsi, des doses faibles ou administrées par voie sous-cutanée peuvent avoir peu ou pas d'effets sur la tension artérielle, car l'effet combiné d'une légère élévation de la tension systolique et d'une diminution de la tension diastolique se traduit souvent par une tension artérielle moyenne relativement inchangée. En revanche, de plus fortes doses, en particulier administrées par voie intravasculaire, peuvent causer une élévation rapide de la tension artérielle sous l'effet principalement d'une vasoconstriction périphérique. L'épinéphrine augmente la fréquence cardiaque et la force de contraction ventriculaire et provoque ainsi une élévation du débit cardiaque. L'augmentation du travail du cœur augmente les besoins en oxygène du myocarde, un effet préoccupant chez les personnes atteintes de cardiopathies, du fait notamment que les effets vasodilatateurs bénéfiques de l'épinéphrine sur les vaisseaux coronaires sont réduits, voire absents, en présence d'athérosclérose coronarienne. Un autre risque chez les patients cardiaques tient à la capacité de l'épinéphrine d'irriter les nœuds sinusaux et de causer des dysrythmies. L'usage non judicieux d'épinéphrine peut donc être nocif chez les patients atteints de cardiopathies.

Évaluation du patient

Les antécédents revêtent une importance cruciale pour déterminer quels patients cardiaques présentent des risques particuliers durant une procédure dentaire. Les patients qui présentent un syndrome coronarien instable [angine instable, infarctus du myocarde (IM) récent], une décompensation cardiaque ou une grave dysrythmie ou valvulopathie semblent être particulièrement à risque en ce qui a trait aux effet de l'épinéphrine. Chez ces patients, les traitements dentaires non urgents devraient être reportés jusqu'à ce que leur état cardiaque ait été optimisé par voie médicale ou chirurgicale. Il était généralement recommandé d'attendre 6 mois après un IM avant de pratiquer une chirurgie facultative non cardiaque, afin de réduire au minimum le risque de récidive d'infarctus périopératoire et de décès. Cette recommandation avait également été adoptée par la profession dentaire, même si l'on considère que les procédures dentaires exercent sur le myocarde des demandes et un stress nettement inférieurs à ceux causés par les procédures orthopédiques, abdominales et thoraciques pour lesquelles ces recommandations avaient été élaborées. Plus récemment, un intervalle de 4 à 6 semaines après un IM a été proposé comme délai raisonnable, lorsque les facteurs de risque comme le tabagisme, l'hypertension et la dyslipidémie sont maîtrisés et que les récentes épreuves d'effort n'indiquent pas de risque pour le myocarde résiduel1.

Lorsqu'un patient est jugé médicalement apte à subir une procédure de dentisterie générale, l'administration d'un médicament pour soulager la douleur est essentielle, surtout si le patient a une cardiopathie. La douleur et les autres facteurs de stress peuvent en effet provoquer la libération d'une quantité importante d'épinéphrine et de norépinéphrine endogènes qui peuvent avoir un effet nocif sur le cœur déjà malade. Bien qu'on n'insistera jamais assez sur l'importance d'utiliser une bonne technique anesthésique locale, il faut également se rappeler que l'ajout d'épinéphrine aux anesthésiques locaux augmente la profondeur et la durée de l'anesthésie. L'usage d'une certaine quantité d'épinéphrine exogène est donc bénéfique dans ce groupe de patients. Mais qu'est-ce qui constitue une dose sécuritaire pour cette population à risque? Une des suggestions les plus souvent citées à ce sujet est celle de Malamed2, qui recommande pour ces patients une dose maximale de 40 µg d'épinéphrine par visite dentaire.

Malheureusement, aucune recommandation actuelle sur la dose maximale d'épinéphrine pouvant être administrée sans danger à un patient cardiaque devant subir une procédure n'est fondée sur des données scientifiques probantes. Des considérations éthiques empêcheraient probablement la conduite d'études qui permettraient de recueillir ces données, étant donné la population visée et le risque d'événements indésirables auxquels elle pourrait ainsi être exposée.

Des recherches ont toutefois montré que l'administration d'anesthésiques locaux contenant de l'épinéphrine a des effets sur le cœur. Chez les patients atteints de cardiopathies non maîtrisées (IM récent, angine instable, certaines dysrythmies, valvulopathie importante, décompensation cardiaque) et ayant besoin de soins dentaires très urgents, l'épinéphrine devrait être utilisée avec prudence, en réduisant la dose au minimum. Il est par ailleurs préférable que les traitements soient dispensés par des professionnels dûment formés dans l'évaluation, le suivi et la prise en charge de ces patients. Si le patient est atteint d'une cardiopathie «stable», il demeure prudent d'administrer une dose minimale d'épinéphrine et de toujours éviter la voie intravasculaire. Même s'il est primordial de soulager la douleur, il est possible de réduire au minimum les effets potentiellement délétères de l'épinéphrine en limitant la dose à 40 µg. Aucune donnée ne justifie l'administration d'une dose plus élevée à ces patients. Cette dose est contenue dans 2 cartouches de 1:100 000 ou 4 cartouches de 1:200 000 (il y a peu d'avantages à utiliser la concentration de 1:100 000 d'épinéphrine pour les procédures dentaires courantes)3. Même si la demi-vie de l'épinéphrine est courte, on ne peut recommander une dose supérieure à 40 µg par visite, à moins d'assurer un suivi continu de l'état cardiaque du patient durant la procédure.

L'AUTEUR

 

Le Dr Ben Davis est professeur agrégé au Département des sciences buccales et maxillofaciales et chef de la Division de chirurgie de l'Université Dalhousie, à Halifax (Nouvelle-Écosse). Courriel : bdavis@dal.ca


Références

  1. Fleisher LA, Beckman JA, Brown KA, Calkins H, Chaikof EL, Fleishmann KE, et al. 2009 ACCF/AHA focused update on perioperative beta blockade incorporated into the ACC/AHA 2007 guidelines on perioperative cardiovascular evaluation and care for noncardiac surgery: a report of the American college of cardiology foundation/ American heart association task force on practice guidelines. Circulation. 2009;120(21):e169-276. Epub 2009 Nov 2.
  2. Pharmacology of vasoconstrictors. In: Malamed SF, editor. Handbook of local anesthesia. 5th ed. St. Louis: Elsevier Mosby; 2004. p. 41-54.
  3. Becker DE, Reed KL. Essentials of local anesthetic pharmacology. Anesth Prog. 2006;53(3):98-108.