Que dois-je chercher quand je traite un patient alcoolique (actuel ou ancien) dans mon cabinet?

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La consommation d'alcool est acceptée partout dans le monde. Environ 70 % des Américains en boivent, et 1 sur 10 souffrira de problèmes d'alcoolisme,1 une statistique qui s'applique sans doute à la population canadienne. Les patients qui consomment de l'alcool peuvent être groupés en 3 catégories : ceux qui en consomment avec modération, ceux qui en abusent et ceux qui en dépendent.1,2

Il n'y a pas de définition de consommation modérée acceptée universellement, mais la plupart des autorités sont d'avis que moins de 1 consommation par jour pour les femmes et moins de 2 pour les hommes peuvent être considérées comme étant modérées. Ceux qui abusent de l'alcool connaissent des épisodes répétés d'intoxication assez aiguë pour affecter leur humeur et affaiblir leur jugement. L'alcool qu'ils consomment les empêche de remplir leurs obligations sociales et entraîne souvent des comportements dangereux.3,4 La dépendance à l'alcool passe pour une dépendance physiologique causant des symptômes de tolérance et/ou de retrait (tremblements, faiblesse, sudation et délire aigu).3,5

Bien que la génétique et l'environnement soient probablement en cause, l'étiologie de l'alcoolisme est inconnue. Quelle qu'en soit la cause, il est probable que tout dentiste aura à traiter au moins un patient alcoolique actuel ou ancien pendant sa carrière et, pour cette raison, doit connaître les besoins spéciaux de ces patients.4 De plus, les dentistes doivent être disposés à diriger au besoin les patients à des centres ou à des professionnels compétents pour des traitements additionnels.

Effets sur les dents et le parodonte

Les patients alcooliques consomment souvent plus de 50 % de leur apport calorique quotidien sous forme d'alcool éthylique,3,6 l'autre 50 % provenant de boissons sucrées ayant une teneur élevée en sucre simple.3 L'alcool est également la cause la plus fréquente de la sialadénose de la parotide, une neuropathie autonome périphérique qui se produit chez 30 % à 80 % des patients atteints de cirrhose. Ce trouble se manifeste par des enflures non inflammatoires de la parotide et par une sécrétion salivaire moindre, ce qui a pour effet de réduire la capacité de neutraliser l'acide cariogène.2,7,8

Alliée à un régime alimentaire nutritionnellement pauvre et cariogène, à une mauvaise hygiène buccodentaire, à un flux salivaire moins abondant et à une incidence de tabagisme élevée, une réaction immunitaire amoindrie consécutive à une cirrhose alcoolique,6 crée chez ces patients un environnement propice à un rapide progrès de la maladie parodontale et de la carie.

Effets sur les muqueuses et les tissus sous-jacents

Les déficiences nutritionnelles nuisent au système immunitaire et présentent également des signes buccofaciaux. Les déficiences nutritionnelles fréquentes chez les patients alcooliques comprennent des carences en protéines, en minéraux, en oligoéléments, en acide folique (causant des ulcères aux muqueuses), en riboflavine (causant la glossite, l'atrophie filiforme, une pâleur des commissures de la bouche et une peau sèche qui se desquame), en pyridoxine (causant l'anémie et des ulcérations aux muqueuses) et en vitamine E.1,3,5,8 Une absorption altérée des nutriments aggrave un pauvre régime alimentaire. Plus spécifiquement, l'alcool diminue l'absorption gastrointestinale de l'acide folique, de la riboflavine, de la niacine, de la thiamine (causant des neuropathologies), de la vitamine D (causant l'ostéoporose) et de la vitamine K (causant des coagulopathies).1,3,5 L'alcool favorise également l'excrétion du magnésium et du zinc. Un faible apport et une faible absorption alliés à une excrétion accrue entraînent souvent la glossite, la chéilite angulaire, la candidose, une ulcération de la bouche et la gingivite ulcérative nécrosante aiguë.3,5

Cancer de la bouche

Les patients qui consomment de l'alcool s'exposent à un risque accru de plusieurs cancers, y compris les cancers de la bouche. Parmi ceux qui continuent à boire après un diagnostic de cancer de la bouche, le risque qu'une seconde tumeur primaire se développera augmente jusqu'à 50 %.9 Le mécanisme précis suivant lequel l'alcool augmente le risque du cancer de la bouche est encore mal connu. L'alcool n'est pas cancérigène en soi, mais l'acétaldéhyde, produit quand l'éthanol est métabolisé par l'alcool déshydrogénase (un enzyme produit localement par les bactéries de la bouche9), est une puissante substance cancérigène. L'acétaldéhyde est également produit systématiquement par la décomposition de l'alcool dans l'organisme et est par la suite secrété par les glandes salivaires.9 Le tabagisme, les effets cancérigènes de l'acétaldéhyde et la capacité de l'alcool d'accroître la perméabilité des membranes muqueuses et la solubilité des substances cancérigènes3 peuvent concourir à promouvoir la formation de tumeurs dues au tabac.5 Par conséquent, toutes les ulcérations de la bouche chez les patients alcooliques, y compris la leucoplasie et l'érythroplasie, doivent être traitées avec doute, surtout quand ils sont des fumeurs.

Effets systémiques

Foie

L'effet de l'éthanol sur le foie peut être vu comme un phénomène en 3 étapes.4,7. La première étape, une stéatose hépatique, est le résultat d'un assaut alcoolique sur le foie. En général, elle présente peu de signes ou symptômes, est réversible après 2 à 4 semaines d'abstinence 4,7 et est histologiquement considérée comme une accumulation de gras dans les hépatocytes.4,7

La deuxième étape, l'hépatite aiguë ou chronique, peut avoir lieu quand le patient boit une quantité exceptionnellement élevée d'alcool. Les cas bénins se présentent sans symptômes et peuvent être diagnostiqués uniquement par des anomalies détectées par des épreuves de fonction hépatique. Les cas graves peuvent donner lieu à une jaunisse, à une encéphalopathie hépatique, à une ascite, à des varices œsophagiennes hémorragiques, à des coagulations anormales et au coma. Bien qu'une hépatite est ordinairement réversible, elle peut évoluer en cirrhose.3,5

La troisième étape est la cirrhose, le développement de nodules fibreux dans le foie, qui se produit avec des dommages répétés et une guérison laissant des tissus cicatriciels. Un foie cirrhotique est alors incapable d'effectuer ses fonctions normales, et la production de plusieurs facteurs de coagulation (V, VII, IX et X), la synthèse de la bile, le contrôle de la glycémie, le métabolisme du cholestérol et la détoxification sont tous affaiblis. La congestion ou l'hypertension de la veine porte dans une cirrhose cause des varices œsophagiennes, des hémorroïdes rectales et une splénomégalie. La splénomégalie donne lieu à la séquestration de cellules sanguines, et cette séquestration alliée à des coagulopathies reliées à l'alcool peut causer une hémorragie fatale.3

Système cardiovasculaire

À long terme, la consommation d'alcool peut causer une hypertension légère et des hausses tant des triglycérides que des lipoprotéines de faible densité. Chez les patients sans problèmes d'alcool, cette triade a été reliée à un risque accru de maladie de l'artère coronaire et cérébrovasculaire. Aucune étude n'a porté sur ces risques chez les personnes qui ont des problèmes d'alcool, mais il semble raisonnable d'extrapoler ces risques à cette population. Une ingestion excessive d'alcool peut également endommager l'architecture myofibrillaire, ce qui peut éventuellement causer une insuffisance cardiaque congestive. Une évaluation du système cardiovasculaire peut donc être justifiée avant que tout traitement dentaire soit entrepris.3

Système immunitaire

Il se peut que des patients alcooliques cherchent à se faire traiter pour des maux ou une infection seulement en cas d'urgence. Les déficits immunitaires, y compris une déficience de complément, une adhérence insuffisante des cellules de Kupffer et des granulocytes neutrophiles, ainsi qu'une motilité et une activité phagocytaires altérées5 exposent ces patients à un risque d'infection plus grand et exigent une prise en charge agressive tout en restreignant le nombre des portes d'entrée. Ainsi, une ostéomyélite du maxillaire inférieur après des extractions dentaires simples a-t-elle fait l'objet d'observations.10

Interactions médicamenteuses

Chez les patients alcooliques, la capacité du foie à métaboliser les médicaments est ordinairement réduite, pouvant faire en sorte que les doses prescrites soient subthérapeutiques ou toxiques.6,11 Les dentistes doivent être au courant de plusieurs interactions directes entre les médicaments et l'alcool (tableau 1).4,8 Outre ces problèmes, les patients atteints d'une cirrhose ont des taux d'albumine diminués. Les doses des médicaments qui lient l'albumine dans le sang sont calculées en fonction de pourcentages de liaison. C'est pourquoi, quand les taux d'albumine sont diminués, la concentration plasmique de ces médicaments sera augmentée relativement aux patients ayant des taux d'albumine normaux. Ce phénomène est surtout important avec des médicaments comme la warfarine, qui ont des pourcentages élevés de liaison protéinique.6,11


Tableau 1 Médicaments qui interagissent directement avec l'alcool éthylique4,8

Médicament Problème
Acétaminophène
  • Médicament et alcool ont une voie métabolique commune

  • Le métabolite NAPQI est hépatotoxique; l'alcool réduit le glutathion, causant une accumulation de NAPQI et des dommages au foie
Acide acétylsalicylique, AINS
  • Ces médicaments causent des saignements plus abondants, aggravant les coagulopathies et les problèmes hémorragiques existants chez les patients alcooliques

  • L'alcool diminue le pouvoir filtrant des reins, ce qui est un problème quand il y a également possibilité de toxicité rénale due aux AINS
Érythromycine
  • L'absorption du médicament est réduite en présence d'alcool, entraînant une concentration plasmique subthérapeutique
Métronidazole, céphalosporines, kétoconazole
  • L'effet disulfirame (accumulation d'acétaldéhyde) se produit après inhibition d'acétaldéhyde déhydrogénase
Tétracycline
  • L'absorption du médicament dans la voie gastrointestinale est accrue en présence d'alcool, entraînant des niveaux toxiques du médicament dans le plasma
Barbituriques, opioïdes, benzodiazépines
  • Les effets déprimants des médicaments sur le SNC sont accrus quand pris avec de l'alcool

AINS =anti-inflammatoire non stéroïdien, NAPQI = N-acétyle-p-benzoquinone imine, SNC = système nerveux central.


Patients anciens buveurs

Le soulagement de la douleur chez les patients anciens buveurs exige un équilibre serré entre une médication trop faible ou trop forte. Une douleur excessive (quand le soulagement de la douleur est insuffisant) ou une surconsommation de médicaments peut entraîner une rechute du patient dans l'alcoolisme.11 Le patient ancien buveur peut éventuellement avoir besoin d'une transplantation hépatique comprenant une immunosuppression. Pour ces patients, le dépistage du cancer et une thérapie dentaire agressive sont particulièrement importants à cause de la susceptibilité accrue d'une infection et du développement d'une malignité.12 En outre, la psychose de Wernicke-Korsakoff, due à une déficience en thiamine, peut rendre difficile de consigner les bons antécédents médicaux et de gérer le comportement.3,5,11

Sevrage alcoolique radical

Il n'entre pas dans notre propos de traiter du sevrage alcoolique radical, mais il convient de se rappeler que les abuseurs d'alcool qui cessent de boire peuvent souffrir d'un délire aigu constituant un danger de mort. Aussi les patients alcooliques qui désirent cesser d'abuser de l'alcool doivent-ils être désintoxiqués sous surveillance dans un milieu hospitalier. Les dentistes qui traitent tout patient qui abuse de l'alcool doivent lui demander quand il en a consommé pour la dernière fois. Chez les patients qui n'ont pas bu d'alcool récemment on doit vérifier avec attention s'il y a présence de tachycardie, de confusion, de sudation, d'arythmie ou de tout autre signe de sevrage, ce qui risque de susciter une urgence médicale constituant un danger de mort.

Conclusion

Le risque accru de malignité et de coagulopathie, la modification du métabolisme des médicaments, la neuropathologie, les déficits nutritionnels, l'altération de la fonction immunitaire, la psychose de Wernicke-Korsakoff et la maladie cardiovasculaire sont simplement quelques-uns des nombreux sujets de préoccupation pour les patients qui consomment actuellement de l'alcool, qui en ont abusé précédemment ou qui en ont été dépendants. Bon nombre de ces patients cherchent à se faire traiter uniquement en cas d'urgence. Il est donc important que les dentistes praticiens aient des lignes de communication ouvertes avec des spécialistes en médecine et en dentisterie afin que les traitements puissent être administrés en temps opportun et de manière efficace pour contrôler l'infection, diagnostiquer la maladie et soulager la douleur.

L'AUTEUR

Le Dr Rifkind est résident en chirurgie buccale et maxillofaciale, Hôpital King's County, Brooklyn (New York).

Écrire au : Dr Jacob Rifkind, 451 Clarkson Avenue, E-Building, Dental and Oral Maxillofacial Surgery, Brooklyn, New York, 11203. Courriel: jacob.rifkind@gmail.com

L'auteur n'a aucun intérêt financier déclaré.

Cet article a fait l'objet d'une révision par des pairs.

Références

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